Des abeilles noires en souffrance les premiers jours de l’été, ils n’avaient jamais vu ça. Mais cette année la météo a été particulièrement chaotique, empêchant les abeilles de se nourrir comme elles auraient dû au printemps. « Il faut les aider un peu », confie Chantal, fichu sur la tête, en enlevant son encombrante combinaison blanche. Elle vient de déposer dans chaque ruche quelques gouttes de sirop sucré qu’elle a concocté pour elles, un coup de pouce pour attendre des jours meilleurs. Dans cette vallée préservée au cœur des Cévennes, les abeilles sont aussi en danger. Mais Yves-Élie et Chantal arrivent à maintenir un taux de mortalité de 5 % à 10 % chaque année, ce qui correspond à leur mortalité naturelle, pas plus. En Europe, on parle de 23 % en moyenne. Les coupables sont connus et nombreux : les engrais et pesticides chimiques, les virus (principalement le varroa), les parasites comme le frelon asiatique, mais aussi les monocultures intensives qui ont appauvri la flore et nuisent à la biodiversité.
Des capacités extraordinaires de résistance et d’adaptation
C’était déjà le cas il y a un peu plus d’une dizaine d’années quand Yves-Élie, alors réalisateur de documentaires, décide de raccrocher sa caméra et de revenir s’installer chez lui, au Pont-de-Montvert. « Je venais de tourner un film sur les pesticides, je voyais les dégâts que ça faisait », explique-t-il simplement. Avec Chantal, ils se passionnent pour l’abeille noire, « l’abeille locale », seule abeille mellifère présente naturellement en France. Il y a un siècle il n’y avait qu’elle dans les ruches de l’Hexagone, mais elle a été peu à peu abandonnée au profit de sous-espèces plus rentables et plus dociles. Au point d’être aujourd’hui en voie d’extinction, menacée par l’importation de ces sous-espèces qui amènent avec elles des pathogènes inconnus et fragilisent son patrimoine génétique. « Aujourd’hui, la majorité des apiculteurs travaillent avec des abeilles importées et hybrides. En visant la rentabilité à court terme, on a créé des organismes déconnectés du vivant, des espèces hyper sélectionnées qui sont en réalité très fragiles et inadaptées à nos territoires. Alors que l’abeille noire, elle, a des capacités extraordinaires de résistance et d’adaptation ! », s’enthousiasme Yves-Élie. En 2006, ils s’installent en tant qu’apiculteurs pour expérimenter autre chose, puis, en 2008, ils créent l’association L’Arbre aux abeilles, qui œuvre à la préservation de l’abeille noire et de son habitat traditionnel en Cévennes, le rucher-tronc. Au cœur du Parc national des Cévennes, les nombreux bénévoles, apiculteurs ou non, redonnent vie à une vingtaine d’hectares le long du Tarn pour offrir un cadre de vie sain et nourricier aux pollinisateurs. Un conservatoire, « la vallée de l’Abeille noire », qui compte aujourd’hui 150 colonies.
« Quand on les laisse tranquilles, les abeilles se portent beaucoup mieux », répond Yves-Élie d’une voix douce quand on lui demande le secret de cette vallée où les abeilles ne meurent pas. « Pour nous, ce qui compte avant tout, c’est le bien-être des abeilles. On respecte leur rythme et leur biologie, on ne leur en demande pas trop. Attention, cela ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire ! On a tellement déséquilibré les milieux que les abeilles ne pourraient pas s’en sortir seules aujourd’hui. C’est un équilibre à trouver. On ne peut pas revenir en arrière mais on peut réadapter nos pratiques. »
Pas de pesticides ni de sélection
« L’idée, c’est d’aller vers une apiculture basée sur le bien-être des abeilles et de s’éloigner d’une apiculture basée sur les exigences des apiculteurs. C’est à nous de nous adapter aux abeilles, pas le contraire »
Qu’est-ce que cela signifie, concrètement ? « La première chose, comme faisaient les anciens avec bon sens, c’est d’installer les abeilles dans des endroits propices à leur développement. On ne met pas les ruches dans des cultures traitées avec des pesticides ! » Pas non plus de transhumance (le fait de déplacer les ruches pour suivre les floraisons et optimiser le rendement), ni de sélection artificielle ; aucune intervention dans la production et la reproduction. « Et on récolte seulement au moment où on peut leur prendre un peu de surplus sans les déstabiliser. Trop tôt on les prive d’une alimentation naturelle au printemps ; trop tard elles n’ont pas le temps de constituer leurs réserves pour l’hiver. L’idée, c’est d’aller vers une apiculture basée sur le bien-être des abeilles et de s’éloigner d’une apiculture basée sur les exigences des apiculteurs. C’est à nous de nous adapter aux abeilles, pas le contraire. » Quand il fait froid ou qu’il y a du vent, « on sait qu’il faut les laisser tranquilles, on ne force pas les choses. » Plus nerveuse que les autres mellifères, l’abeille noire pâtit de cette mauvaise réputation. « C’est pourtant une très bonne chose, s’exclame Yves-Élie, ça signifie qu’elle a un instinct de défense très développé ! Il faut juste faire avec. C’est ça, aussi, respecter l’abeille. »
En dix ans d’expérimentations et d’échanges avec les autres sanctuaires réunis au sein de la Fédération européenne des conservatoires de l’abeille noire (Fedcan), dont Yves-Élie est le vice-président, ils ont défini une charte des pratiques de la « zone cœur » qui peut servir à tous.
Mais avec leurs « seulement » 250 ruches, il était important pour Yves-Élie et Chantal de montrer qu’on peut non seulement faire vivre l’abeille noire, mais aussi en vivre. « On ne récolte que le surplus de miel, ce dont elles n’ont pas besoin », précise Chantal. Une récolte qu’ils transforment en partie en hydromel. Pas besoin d’en faire la publicité : les pots et les bouteilles partent dans le monde entier, prisés par des tables de plus en plus en quête de naturalité. « C’est du miel tel que les abeilles le font pour elles-mêmes. C’est du miel d’abeilles, pas du miel d’apiculteurs », sourit Yves-Élie. Certains y retrouvent le goût du nectar de leur enfance.
Des cultures anciennes
Préserver les abeilles, c’est aussi préserver leur environnement. Avec l’aide des collectivités territoriales et de l’ONG Pollinis, les nombreux bénévoles de L’Arbre aux abeilles s’attellent à recréer tout un « paysage agricole prospère pour les Hommes et les pollinisateurs ». Depuis deux ans, près des ruches, ils ont planté du sarrasin, le « blé noir », qui se cultivait ici autrefois et ne requiert aucun traitement. « Il fleurit mi-août, au moment où les abeilles commencent à manquer de nourriture. » Sans gluten mais riche en protéines, sa farine est vendue avec les produits de la ruche. Un peu plus loin, d’autres plantes et arbres à fleurs bénéfiques aux abeilles ont été plantés. Des arbres fruitiers anciens de la région, sauvés de l’oubli par l’association des Vergers de Lozère. La châtaigneraie, aujourd’hui à l’abandon, est progressivement rouverte avec le greffage de châtaigniers en espèces anciennes. « Et avec nos cépages interdits, bientôt nous ferons du vin, et même du pois chiche noir des Cévennes ! Ce sont d’anciennes cultures, sélectionnées pour leur appartenance au patrimoine local et leur compatibilité avec les pollinisateurs : très résistantes et adaptées au territoire, elles sont un peu le pendant de l’abeille noire. L’objectif, c’est de tester une agriculture locale et un modèle économique compatible, et même favorable aux pollinisateurs. » Un projet de territoire qui pourra servir de modèle. L’Arbre aux abeilles est en train de monter un programme de coopération avec des apiculteurs d’Asie du Sud-Est. « Quand on commence à débobiner la pelote, on s’aperçoit que c’est le même fil rouge, c’est un problème planétaire. On est à la croisée des chemins : est-ce qu’on va continuer la normalisation ou jouer vraiment la carte de biodiversité ? », demande Yves-Élie.
Retrouver l’intégralité de l’article dans le numéro #2 d’Oxytanie
L’info en +
La seule abeille locale
L’abeille domestique, apis mellifera, comprend 26 sous-espèces, parmi lesquelles l’abeille noire (apis mellifera mellifera). Installée depuis plus d’un million d’années dans le nord-ouest de l’Europe (des Pyrénées à la Scandinavie), l’abeille noire est la seule abeille véritablement adaptée à nos climats et à nos biotopes. Contrairement aux sous-espèces importées, elle était capable de se débrouiller toute seule dans la nature. « Ce n’est plus le cas depuis l’arrivée de nouveaux pathogènes », souligne Yves Élie. Reconnaissable à sa robe sombre et poilue, elle se distingue par son endurance hors-pair qui en fait une super pollinisatrice, sa sobriété (elle adapte sa croissance à sa ressource) et une grande combativité face aux prédateurs et aux intrus.
Article extrait du numéro #2
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