Le tonnerre gronde quand nous arrivons à la ferme de la Doline. « La pluie va faire du bien ! », se réjouit Patrick en nous montrant les herbes jaunies autour de chez lui, une charmante maison en bois qui change des imposantes fermes en pierres que l’on a croisées jusqu’à présent. L’été vient à peine de commencer que l’eau manque déjà.
Au pays du Roquefort, Patrick et sa compagne élèvent bien des brebis mais pour la viande, des agneaux qu’ils proposent en vente directe à Millau et à Montpellier, en collaboration avec d’autres producteurs des grands causses. « On était les premiers à faire ça. Dans les années 90, c’était totalement nouveau », explique notre hôte en servant le café. Le label bio, ils l’ont obtenu en 2006, « mais c’était dans la logique, on a toujours pratiqué une agriculture raisonnée. C’est important de faire attention. Ce qu’on met dans le sol ici, on le retrouve direct au robinet ! Le plateau, c’est un vrai gruyère. »
Quand ils s’installent en 1985 à L’Hospitalet-du-Larzac, sur les dernières terres récupérées aux militaires, les nouveaux paysans partent de zéro. « Personne n’en voulait parce qu’il n’y avait rien ici, pas de maison, pas de bergerie. Il a fallu tout construire. » À 65 ans, alors que l’éleveur s’apprête à passer la main à son fils, c’est une autre lutte qui secoue le plateau. Même si l’orage est passé, c’est toujours un sujet électrique : le loup. Le prédateur a fait son apparition dans la région en 2017. Et sûrement plus tôt. « La première fois, c’était le 31 décembre 2014, se souvient-il. On a retrouvé treize brebis tuées. On a cru que c’était des chiens. À l’époque, on ne pensait pas au loup. » Mais en 2017, les attaques se multiplient sur les troupeaux. Particulièrement exposé, celui de Patrick paie un lourd tribut.
Sur ces causses irréguliers, parsemés de bosquets
et de haies touffues, on comprend aisément
pourquoi le loup a frappé si durement.
Il pourrait être à quelques mètres de nous
qu’on ne le soupçonnerait pas.
« Les éleveurs qui produisent le lait pour le Roquefort rentrent toutes leurs brebis l’hiver, mais pas nous. On les a toujours laissées dehors, sauf celles qui vont mettre bas. Notre bergerie était trop petite de toute façon. » Éparpillées sur plus de 300 hectares, les 350 brebis de la Doline subissent une douzaine d’assauts en quelques mois, parfois avec moins d’une semaine d’écart. Trente-cinq brebis sont tuées ou ont disparu. « Une catastrophe. »
Les nuages noirs toujours menaçants, Patrick nous emmène voir ses bêtes, à quelques kilomètres. Sur ces causses irréguliers, parsemés de bosquets et de haies touffues, on comprend aisément pourquoi le loup a frappé si durement. Il pourrait être à quelques mètres de nous qu’on ne le soupçonnerait pas. « Personne ne l’a jamais vu sur le plateau, même les chasseurs qui passaient la journée à surveiller. La brigade loup de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) est venue des Alpes pendant une semaine mais elle n’a rien pu faire », s’exclame l’éleveur. Le canidé solitaire ne se montrera qu’en photo, capturé par un piège photographique.
« Tant qu’on n’a pas été attaqué on ne peut pas comprendre. Dès le lever du jour on va vite voir les bêtes, on ne sait pas ce qu’on va trouver, se souvient Patrick. Mon boulot, c’est éleveur, c’est pas d’euthanasier mes bêtes parce qu’elles sont en train d’agoniser. » Chaque attaque doit faire l’objet d’un rapport. L’ONCFS vient faire des prélèvements et des photos. Une fois le loup « non exclu », l’éleveur peut être indemnisé. « Mais ça ne compense pas le temps perdu et le stress. » Les brebis, elles aussi, sont traumatisées. Après une attaque, elles sont apeurées et craintives, difficiles à conduire. « Un jour, on m’a appelé pour me dire qu’il avait été tué lors d’une battue. » Les attaques se sont arrêtées.
« Mon boulot, c’est éleveur, c’est pas d’euthanasier mes bêtes parce qu’elles sont en train d’agoniser »
Le soulagement n’entame pas la détermination des éleveurs de la région. Les plus touchés et les plus remontés, réunis au sein du collectif Cercle 12, multiplient les manifestations et les opérations coup de poing. Dans le département le plus moutonnier de France, où les syndicats agricoles sont encore puissants, les cris d’alerte des éleveurs contre le loup font du bruit et résonnent jusqu’à Paris. Au point de bénéficier, en mai dernier, d’un traitement différencié. La zone Roquefort est déclarée « difficilement protégeable » (lire ci-dessous), avec des procédures d’autorisation de tirs simplifiées. « Pour lui tirer dessus, encore faut-il le voir ! J’ai un fusil mais je ne m’en suis jamais servi. C’est pas notre boulot de chasser. Il faudrait qu’on ait notre propre brigade loup dans la région. L’État doit prendre ses responsabilités. Ce qu’on comprend, à force, c’est qu’il faut qu’on se démerde tout seuls ! »
L’hiver dernier, pour la première fois, les brebis de la Doline ont dormi à l’abri dans un hangar tout neuf. Même s’ils n’ont pas envie de l’admettre, les éleveurs se sont déjà adaptés. « Les parcours ont changé, confie Patrick. Sur le plateau, 1 500 hectares n’ont pas été pâturés cette année. » Il a aussi expérimenté des colliers venus d’Afrique du Sud qui émettent des ultrasons en cas d’attaque… Mais impossible de savoir si ça a vraiment fonctionné. « Pour protéger les troupeaux il faudrait douze patous, un aide-berger, des clôtures partout… Ce n’est pas possible. Ici les gens se baladent, c’est ouvert, et puis si c’est pour finir enfermés dans des coins fortifiés c’est pas la peine ! »
Ironie du sort, c’est l’élevage extensif
qui pâtit le plus du prédateur
Ironie du sort, c’est l’élevage extensif qui pâtit le plus du prédateur. Les consommateurs qui privilégient le plus souvent cette agriculture de plein air, respectueuse de l’animal et de l’environnement, sont aussi les premiers à se réjouir du retour du loup. Un paradoxe qui fait bouillir l’éleveur. « Les gens, en ville, ils ne savent pas le boulot qu’on fait mais ils veulent nous dire comment on doit le faire ! Moi je n’ai rien contre le loup mais il faut savoir quel type d’agriculture on veut. Je ne vois pas comment on pourrait continuer comme ça. »
Depuis l’année dernière, à l’initiative du Cercle 12 et de la Mutualité sociale agricole, Patrick ouvre ses portes aux visiteurs pendant l’été. Avec sept autres éleveurs, ils veulent sensibiliser le grand public sur la réalité de leur métier et leur détresse face aux attaques. « À un moment, on s’est demandé s’il ne fallait pas changer de production. C’est dur d’en arriver là quand on s’investit depuis tant d’années. » Mais même s’il est content de prendre sa retraite bientôt, « pour avoir plus de temps pour faire d’autres choses » (comme chanter au sein du chœur d’hommes Mescladis, une de ses passions), Patrick nous quitte les yeux brillants, heureux et bien droit dans ses bottes, au milieu de ses brebis : « On a fait un véritable choix de vie quand on s’est installé ici et même si c’est dur, on n’en changerait pour rien au monde. »
Retrouver l’intégralité de l’article dans le numéro #2 d’Oxytanie (septembre-octobre-novembre 2019)
Une zone « difficilement protégeable »
Comme l’avait ardemment demandé le monde agricole, l’État a délimité cette année une zone difficilement protégeable au sein d’un front de colonisation dans l’Aveyron, l’ouest de la Lozère, un peu de Tarn et de l’Hérault. « C’est un traitement particulier parce que ce qui se fait dans le sud du Massif Central n’a pas grand-chose à voir avec les Alpes, a justifié Xavier Doublet, le préfet référent pour le loup. Il a été pris en compte qu’il était plus difficile de se protéger ici. » Au sein de cette zone, les tirs de défense et de prélèvement du loup peuvent être autorisés sans que les troupeaux bénéficient de mesures de protection. Il s’agit d’une expérimentation, qui a vocation à être réversible. L’autre demande des éleveurs, une brigade loup localisée dans le Sud Aveyron, a elle été refusée faute de crédit.
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Article extrait du numéro #2
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