La visite débute par un grand espace vide. Avant de nous faire passer derrière de grandes bâches blanches, Christophe veut nous parler de ce qu’on ne voit plus. « Imaginez : avant, ici, il y avait neuf lignes de fabrication de sorbets et crèmes glacées. On tournait presqu’en continu, une vraie fourmilière. » L’usine Pilpa comptait 127 salariés et des dizaines d’intérimaires. Entré comme manutentionnaire en 1997, Christophe était chef de ligne, là où aujourd’hui il n’y a plus rien que du carrelage jauni. L’annonce de la fermeture, « on l’a vécue comme une injustice. En quarante ans les salariés avaient su sans cesse s’adapter : on nous demandait toujours plus de flexibilité, toujours plus de rentabilité. »

SEULE EST RESTÉE LA « RUFF »

Le délégué CGT devient une des figures de la lutte contre la fermeture. Objectif : garder l’emploi par tous les moyens. Après plusieurs mois d’études et de débats, l’activité continuera finalement sous la forme d’une Société coopérative ouvrière et participative, une Scop, qui prend le nom de La Fabrique du Sud. Dix-neuf ouvriers et agents de maîtrise y investissent leurs indemnités de licenciement. Derrière les bâches, nous les retrouvons autour de la « Ruff », une mini-ligne de remplissage automatique qu’ils ont conservée de leur ancien employeur. 6 000 pots de glace en sortent chaque jour. « Avant, c’était 18 000 pots par heure », glisse Christophe, devenu président du conseil d’administration et responsable du développement de la Scop. Les locaux, rachetés par la communauté d’agglomération de Carcassonne, sont loués en partie à la coopérative contre un loyer modéré. Si le syndicaliste s’est installé dans le plus grand bureau, celui de l’ancien patron, « c’est surtout parce que je parle trop fort ! », rigole-t-il. Dans une Scop, les salariés sont aussi associés et donc propriétaires de leur entreprise. Le conseil d’administration définit les orientations de la société mais ce sont les sociétaires qui les valident en assemblée générale. « Avant, nous n’étions que les maillons d’une chaîne. Maintenant, l’entreprise nous appartient à tous ! »

« La motivation première, c’était de retrouver de la fierté. Avant, on ne parlait que de rentabilité. Maintenant, c’est une autre philosophie, plus transversale. L’intelligence collective crée de la valeur et donne du sens à ce que l’on fait » Christophe, ancien chef de ligne, président du conseil d’administration de la Scop

SE FORMER À DE NOUVEAUX MÉTIERS

Au bout de deux ans au sein de la Scop, les salariés deviennent sociétaires. Chacun compte pour une voix, quelle que soit la somme apportée au capital  de l’entreprise. Les plus bas salaires ont été revalorisés et l’ensemble des salariés a évolué. Il a fallu réapprendre les métiers de production mais aussi se former à de nouveaux : commercial, logistique, ressources humaines… Et embaucher, principalement au service commercial. « La motivation première, c’était de retrouver de la fierté. Avant, on ne parlait que de rentabilité. Maintenant, c’est une autre philosophie, plus transversale. L’intelligence collective crée de la valeur et donne du sens à ce que l’on fait », affirme Christophe. « Mais être salarié-sociétaire, ce n’est pas forcément évident. Ce sont des droits mais aussi des devoirs. Il faut apprendre à faire confiance et à se faire confiance. »

Tous ceux qui le souhaitent peuvent participer à la vie de l’entreprise et avoir accès aux résultats des ventes. Au bout de la « Ruff », Sébastiana, quatorze ans de boîte, met les pots de glace dans les cartons, direction l’énorme tunnel de surgélation. « Au début, c’était plus stressant, là on a pris notre rythme, on est plus confiant dans l’avenir. Tout savoir ça ne m’intéresse pas, mais j’aime bien regarder si les chiffres sont bons. C’est notre bébé, on veut savoir s’il se porte bien! Ici c’est comme une deuxième famille. »

Avec une production qui a quadruplé depuis 2014 et un chiffre d’affaires de 2,7 millions d’euros en 2018, le bébé est sur la bonne courbe de croissance. Le pari fou des Carcassonnais semble gagné. « Mettre en place la structure, faire notre place sur le marché, c’était dur. Mais le plus compliqué, c’est de durer », tempère Christophe.

DES PRODUITS NOBLES ET UN SAVOIR-FAIRE

Revenons cinq ans en arrière. « Il a fallu créer notre identité, revoir toute notre façon de travailler. On voulait faire un produit qui a du sens », explique le président de la Scop, qui se place sur un nouveau créneau : le haut-de-gamme local. Une glace artisanale basée sur des produits nobles et du savoir-faire pour se démarquer de la glace industrielle. Le nom est tout trouvé : La Belle Aude. Un écho à leur département mais aussi le nom d’une vache, « synonyme de bon lait ». Pas du lait en poudre comme dans la plupart des glaces industrielles, mais du lait entier qui vient de Haute-Loire et de Normandie. « On veut valoriser la filière française et avoir moins de transformation. » À la Fabrique du Sud, on tient à ce que ce soit l’ingrédient qui donne le goût. Il n’y a donc pas d’arômes ni de colorants artificiels, pas de sucre ajouté non plus. Les matières premières sont achetées localement dès que c’est possible, comme le miel et les purées de fruits qui viennent de l’Aude ; et pour les autres, comme les indispensables cacao et vanille, via des réseaux éthiques et à taille humaine.

34 RECETTES À CRÉER

Celui qui a conçu les 34 parfums de la gamme, c’est Bernard. Avant, comme il l’explique, il était « assistant qualité d’une grosse entreprise. On était quatre dans mon service, dix à la recherche et au développement ». Aujourd’hui, il est… tout seul, dans un laboratoire démesuré comme le reste des locaux. « On est parti de zéro. En neuf mois il a fallu créer les produits, les recettes, trouver les fournisseurs… J’ai suivi une formation à l’école nationale de la pâtisserie. Glacier, c’est plutôt sympa comme métier, je n’ai pas eu beaucoup à me forcer ! Je fais mon marché, j’aime les bons produits. Je n’ai pas de mal à me mettre à la place des consommateurs ; ils ont raison d’être de plus en plus soucieux. Ça nous oblige à nous remettre tout le temps en question. »

« Ce n’est jamais simple, on reste une entreprise ; mais on ne subit plus, on sait pourquoi on fait les choses. Il y a un groupe derrière. On se nourrit mutuellement et c’est ça qui fait notre réussite. Le projet nous a fait nous surpasser » Bernard, ancien assistant qualité, responsable de la recherche et du développement à la retraite

S’il apprécie de rencontrer lui-même les producteurs, c’est d’un parfum plus exotique qu’il est particulièrement fier : la vanille. C’est d’ailleurs le fleuron de la marque. Les gousses, qui viennent d’un petit producteur de Madagascar, sont diffusées directement dans le lait. Un goût inimitable. Il faut aussi être très réactif, s’adapter aux envies. La gamme s’étoffe de deux ou trois nouveaux parfums chaque année, en bio également, où la demande est forte.

DÉMÉNAGER DANS DES LOCAUX PLUS ADAPTÉS

Tous les salariés-coopérateurs sont invités à proposer des idées, à donner leur avis sur les recettes. « On a créé une ligne de bûches, des bijoux ! », s’exclame Daniel. Ses larges moustaches ne cachent pas l’émotion et la fierté de ce grand gaillard qui travaille au nettoyage depuis plus de trente ans. « À 52 ans je ne risquais rien, mais c’était quand même un truc de fou ce qu’on a fait ! Il a fallu tout monter nous-mêmes. Comme on n’avait qu’un seul commercial, on est allé dans les supermarchés avec des questionnaires, on a fait des animations sur les marchés… Vendre des glaces, c’est pas notre métier, j’étais mort de trouille ! Il a fallu se faire violence mais quand ça marche, c’est génial, ça donne encore plus la niaque. » Après les avoir soutenus dans leur combat pour sauver les emplois, les Audois se font un devoir d’acheter les sorbets et crèmes glacées de La Belle Aude. D’autant plus que le slogan écrit sur les pots dit vrai : La glace est aussi bonne que l’histoire est belle.

Cinq ans plus tard, Bernard ne regrette pas de s’être lancé dans cette aventure collective, « même si ce n’est jamais simple, car on reste une entreprise ; mais on ne subit plus, on sait pourquoi on fait les choses. Moi j’étais en fin de carrière, j’avais peut-être moins à perdre que d’autres. Je me suis dit, tu peux apporter quelque chose, tu peux t’exprimer. Et puis, je savais qu’il y avait un groupe derrière. Le collectif, ça m’a toujours plu. On se nourrit mutuellement et c’est ça qui fait notre réussite. Le projet nous a fait nous surpasser, donner le meilleur de nous-mêmes. »

La prochaine étape marquera un tournant important : d’ici trois ou quatre ans, la Scop a pour projet de déménager dans des locaux plus adaptés, où il n’y aura plus tout ce vide qui rappelle le passé. Comme le résume Sébastiana : « On écrit notre propre histoire mais on n’est pas encore chez nous. »

Retrouver l’intégralité de l’article dans le numéro #2 d’Oxytanie

L’info en +

Entreprise démocratique

Parmi les structures coopératives, les Scop sont les seules dont les membres associés sont les salariés. Rattachées au droit coopératif et au droit des sociétés commerciales, elles reposent sur un principe de démocratie d’entreprise et de priorité à la pérennité du projet. Les salariés associés participent aux grandes décisions stratégiques en assemblée générale selon le principe « 1 personne = 1 voix ». Co-entrepreneurs, ils sont associés au capital, aux décisions, aux résultats de l’entreprise et élisent leurs dirigeants.