Comme souvent avant la séance, le rendez-vous est fixé au bistrot. Le public n’est pas encore là mais la musique résonne. Tandis que sur les grandes tables en bois certains préparent le buffet du soir, les autres s’affairent en cuisine ou à l’écriture du menu sur le grand tableau noir qui surplombe le bar. « Vous auriez dû venir hier soir, c’était la fête des bénévoles, on s’est bien amusés ! », lance Sylvie, la mine fatiguée, provoquant une succession de sourires dans la salle.

« Notre ADN, c’est l’art et essai, mais Ciné 32 est le seul cinéma de la ville. Il doit s’adresser à tous les publics »

On s’attendait à trouver la directrice à son bureau plutôt qu’en haut d’une échelle, à écrire la carte des desserts, mais à Ciné 32, on est loin d’être dans un cinéma classique. « Ici, il faut être touche-à-tout », reconnaît Agathe, 28 ans, à la communication après avoir démarré au bistrot, il y a un an et demi. « J’apprécie ce côté associatif, atypique, basé sur la confiance. J’y ai trouvé une certaine éthique qui me correspond. Et en plus, on ne s’y ennuie jamais ! » Ajoutés aux séances habituelles, Ciné 32 propose des soirées spéciales, des débats, des journées pour les enfants, des bistrot-concerts les soirs d’été… « On se diversifie sans cesse, et souvent à la demande du public, précise Agathe. En ce moment, par exemple, on est en train de mettre en place des séances pour les sourds et les malentendants. C’est un projet très motivant. »

Une liste d’attente pour être bénévole

L’association compte une quarantaine de salariés et plus de 560 adhérents. Parmi eux, une quinzaine de bénévoles « titulaires », qui officient principalement au service du soir et au contrôle des billets. L’association a tellement de demandes pour être bénévole qu’il y a une liste d’attente ! Du coup, les effectifs tournent tous les cinq ou six mois. Il y a aussi tout un vivier d’occasionnels, sollicités pour des missions ponctuelles, comme c’est le cas aujourd’hui pour la préparation du buffet de la soirée opéra, qui sera proposé pendant l’entracte. Ils sont quatre à avoir répondu à l’appel, ou plutôt au mail envoyé par Sylvie quelques jours plus tôt. « C’est devenu un lieu fédérateur, où l’on rencontre du monde, on discute. On y tient beaucoup, alors on a intérêt à participer si on veut le garder », remarque Claude, 64 ans, instituteur à la retraite et fidèle bénévole depuis les débuts. À ses côtés, tout en épluchant des mandarines, Analia, Danielle et Marie-Josée, opinent du chef. « Déjà, on aime le cinéma, c’est la base. Mais surtout, c’est un lieu où l’on se sent bien, c’est un état d’esprit. On n’a pas l’impression d’être juste des consommateurs de films comme dans les grandes salles. »

Pour le spectateur non-initié, difficile de savoir qui est bénévole et qui ne l’est pas. « Certains bénévoles sont là depuis tellement longtemps qu’ils font partie de l’équipe », remarque Sylvie. Si c’est elle « qui donne le tempo », elle aspire à ce que « tout le monde soit conscient des uns des autres, ce qui passe par des relations bienveillantes et une certaine horizontalité. » D’où l’importance aussi de prendre le temps de partager des moments de convivialité, comme la fameuse soirée des bénévoles.

Des salles auscitaines qui se vident, des cinémas ruraux qui se meurent : c’est en pleine crise qu’Alain Bouffartigue, un enseignant passionné de cinéma d’art et essai (dont il est devenu une figure incontournable), donne naissance à Ciné 32 à la fin des années 70. L’association sollicite les élus, met tous les cinémas du Gers en réseau, implique les écoles… « Une création originale ! », s’amuse Dominique Laffite, qui a participé à l’aventure depuis ses débuts.

En 2009, forte de sa notoriété et d’un public fidèle, Ciné 32 saute le pas : elle lance la construction de son propre complexe de cinq salles, sur un terrain cédé par la municipalité en plein cœur de la ville. Un chantier de plus de deux millions d’euros. Le défi est de taille pour l’association, mais aussi pour le collectif d’architectes à qui est confié le projet : « On devait arriver à sentir que c’était un lieu associatif tout en proposant le confort d’un multiplexe, explique Sylvie. Notre ADN, c’est l’art et essai, mais Ciné 32 est le seul cinéma de la ville. On voulait donc aussi que ce soit un lieu ouvert à tous, qui s’adresse à tous les publics. Le cinéma, ça va de l’art au divertissement, c’est important de ne pas créer des frontières. La diversité, c’est essentiel pour nous. »

Le Gers est le seul département de France à ne pas avoir de multiplexe. Plus fort encore, tous ses cinémas sont labellisés Art et essai

Sur les écrans, cela donne une programmation « généraliste avec un fort volontarisme Art et essai ». Dénicher les pépites qui font hérisser les poils dans la salle obscure, c’est un des grands plaisirs de Sylvie, « mais la plus grosse partie de notre travail, c’est animer la salle ». Car pour aider les films « difficiles » à trouver leur public, il faut aussi les mettre en exergue et les accompagner grâce à une rencontre. Des réalisateurs, des associations, qui prolongent la réflexion autour de thèmes parfois sensibles comme la maladie mentale, le handicap, les discriminations… Un engagement que l’on retrouve aussi parfois sur les murs du ciné, comme ce mois-ci, où sont exposées les photos du reporter Saer Saïd sur le thème de « L’exode », dans le cadre du festival Migrant’scène.

700 interventions par an à l’école

Sept ans après l’ouverture du cinéma, les résultats sont là : 210 000 entrées par an, exceptionnel pour une ville de 22 000 habitants ; mais aussi 700 interventions chaque année en milieu scolaire ; une cinquantaine de films présentés en avant-première dans le cadre du festival Indépendance(s)et Création organisé tous les ans en octobre ; 15 cinémas indépendants du département rassemblés dans le réseau Ciné 32… « On négocie directement avec les distributeurs pour toutes les salles, c’est un système particulier, totalement en dehors des clous commerciaux », précise la directrice. Aujourd’hui encore, le Gers est le seul département en France qui n’a pas de multiplexe  détenu par un grand groupe du type UGC, Gaumont ou CGR. Et aussi le seul dont tous les cinémas sont entièrement labellisés Art et essai.

Au bistrot, les bénévoles ont laissé la place aux premiers clients du soir. Parmi eux, deux habitués, venus simplement boire un verre. Mado habite à Mirande, à 30 kilomètres de Auch, mais vient au moins une fois par semaine. « Et attention à ne pas être en retard, car ici, il n’y a pas de pub avant le film ! », lance-t-elle dans un éclat de rire. « C’est une chance d’avoir ça ici, commente plus sérieusement Philippe. Ciné 32, c’est un lieu de vie, de débat, où se tisse du lien social… En fait, c’est beaucoup plus que du cinéma. »

Retrouver l’intégralité de l’article dans le numéro #1 d’Oxytanie

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Installé dans une ancienne chapelle, le cinéma de Masseube ne manque pas de cachet avec ses lourdes portes en bois, son plafond voûté et son grand écran dans le chœur. Pas de quoi intimider les bénévoles de la Société des amis du cinéma indépendant. Faire vivre une salle dans une petite commune comme celle-ci, « c’est un vrai défi », confie Laurent, le président de l’association. Pour cet ingénieur du son, « pas forcément cinéphile à la base, le cinéma, ce n’est pas juste projeter un film sur un écran. On fait beaucoup d’animations, on fait venir les autres associations de la ville, on crée du lien. »


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