Dans de grands cahiers à peine jaunis, tout a été scrupuleusement noté à la main. Vitesse du vent, températures, pluviométrie, pression atmosphérique : on peut lire le temps qu’il faisait à l’Aigoual en 1898 ou en 1906. Depuis cent vingt-cinq ans que les météorologistes se relaient ici, ils ont tout consigné. C’est le trésor de l’observatoire. Une des plus longues séries de relevés climatologiques au monde qui a valu à la station d’être labellisée, en 2017, par l’Organisation météorologique mondiale.
Mais ce site exceptionnel, aux conditions météo extrêmes, vit aussi le changement climatique. Par rapport aux premiers relevés de 1894, les périodes de neige sont plus courtes l’hiver, « même s’il y a des exceptions, constate Rémy Marguet. Les normales de l’Aigoual, qui sont des moyennes de températures sur trente ans, ont augmenté de l’ordre d’un degré. » Ce changement climatique – « Ce n’est pas réparti de la même manière, il y a des endroits où ça va se réchauffer et d’autres non » –, le météorologiste en parle de plus en plus avec les visiteurs du site. Avec ses faux airs bourrus derrière sa barbe grisonnante, il ne se lasse jamais d’expliquer le rôle des prévisionnistes et l’importance d’étudier le climat. « Même aux sceptiques qui me disent qu’il y a toujours eu des périodes de réchauffement. Oui, sur 10 000 ans, mais pas sur 100 ans ! Il est évident que l’Homme est à l’origine de cette évolution du temps. »
Informer et sensibiliser le public a toujours fait partie de la mission des météo. Chaque année, ils reçoivent plus de 60 000 personnes, tous âges confondus. Des générations entières de petits Cévenols ont appris ici comment se forment les nuages et les techniques utilisées pour prévoir le temps qu’il fera demain.
La Bonne Mère des Cévenols
« L’observatoire, c’est un peu la Bonne Mère des Cévenols, c’est un lieu très important. » Employée de la Communauté de communes Causses Aigoual Cévennes, Delphine Bourrié est en charge de l’accueil touristique. Après vingt-sept ans d’Aigoual, elle connaît par cœur ce labyrinthe de 1 200 m2. Elle qui étudiait l’histoire de l’art a eu un coup de cœur, « une vocation », pour ce site atypique, dans le brouillard 241 jours par an mais d’où, par temps clair, on jouit d’un panorama à couper le souffle. Elle, contrairement aux météo, n’a pas sa chambre attitrée ; elle rentre tous les soirs chez elle, sauf quand les caprices de la météo l’en empêchent.
Car la particularité de l’Aigoual, c’est que c’est plus qu’un lieu touristique, c’est encore un lieu de vie. Les météo s’y relaient toutes les semaines, été comme hiver. Une présence essentielle pour assurer la continuité des relevés. Si toutes les données sont réceptionnées et transmises automatiquement à Toulouse, seuls les Hommes peuvent libérer du givre les instruments et corriger certaines mesures comme la pluviométrie, quand les vents sont trop puissants. Ils sont toujours deux, par mesure de sécurité. « Quand ça souffle fort, ça peut être dangereux de monter là-haut », confirme Rémy en montrant le parc à instruments, au-dessus du bâtiment. Ancien marin militaire, il a débarqué à l’Aigoual en 2007, séduit « par la beauté du lieu et l’originalité du boulot ».
Pour être technicien météo dans le dernier observatoire de montagne encore en activité en France, « il faut être polyvalent ! » Ce sont par exemple les météo qui ont réalisé toute l’exposition actuelle. « On a commencé en 1985 sur 30 m2, et petit à petit on est arrivés à 700 m2. Ça fait un peu artisanal, mais tout a été fait sur place », sourit Delphine.
« Malgré les conditions climatiques,
cela fait 125 ans que les hommes se relaient ici. »
À l’observatoire, ce sont aussi les météo qui entretiennent le bâtiment, et il y a de quoi faire. C’est le domaine de Christian, ouvrier d’État, qui sait aussi bien faire de l’électricité que du carrelage ou encore des branchements informatiques. Il est très rare qu’une entreprise extérieure intervienne sur le site.
Originaire de l’Espérou, le village le plus proche, le « local de l’équipe » a commencé à travailler à l’Aigoual en 1992, comme Delphine. Les deux anciens se rappellent avec nostalgie de leurs débuts. « À l’époque, on était une dizaine ici, c’était une autre ambiance. Le samedi soir, on poussait les chaises pour danser. À un moment, on a même eu une cuisinière », se rappelle Delphine. Aujourd’hui, c’est souvent Rémy qui fait la cuisine pour tout le monde. Mais autour de la table, les gardiens de l’Aigoual sont toujours moins nombreux. Cet hiver, ils n’ont souvent été que tous les trois. S’ils assurent une présence continue l’été, les météo ne montent que du lundi au jeudi pendant la saison hivernale, quand l’accès est difficile. Régulièrement menacée de fermeture depuis les années 1960, la station s’apprête à rester vide l’hiver prochain. « Faute de personnel, on a déjà fermé toute une semaine à Noël, raconte Delphine. C’était la première fois dans l’histoire de l’observatoire. Forcément, ça fait mal au cœur. Malgré les conditions climatiques, cela fait cent vingt-cinq ans que les hommes se relaient ici. »
Quand l’imposante bâtisse a été construite, entre 1887 et 1894, il n’y avait plus un seul arbre sur le massif de l’Aigoual. La forêt avait été complètement rasée pour les besoins de l’industrie verrière et du pâturage, ce qui provoquait d’énormes inondations dans les vallées. C’est le forestier Georges Fabre (lire encadré), qui mena le reboisement du massif et créa l’observatoire. Il s’agissait d’observer le temps en altitude pour prévenir les intempéries mais aussi de loger les gardes-forestiers. Plusieurs familles ont ainsi vécu là. Au rez-de-chaussée du bâtiment, on distingue encore des traces de l’ancienne écurie.
« Si l’on a étudié la météo au départ, c’était aussi pour les plantations », précise Delphine. Une dizaine d’arboretums* avaient été créés sur le massif afin de sélectionner les essences d’arbres les mieux adaptées au climat particulier de l’Aigoual. À une demi-heure de marche en contrebas de la station, celui de l’Hort de Dieu témoigne encore de ces expérimentations botaniques. Mais l’observatoire avait aussi son jardin. Dans un des bureaux de l’emblématique tour crénelée, on trouve encore de vieux cahiers remplis d’observations sur la pousse des navets blancs, de la laitue paresseuse et des choux cœur de bœuf.
Vivre à l’Aigoual, ça a toujours été
une aventure humaine et collective
que les météo perpétuent encore aujourd’hui
Vivre à l’Aigoual, ça a toujours été une aventure humaine et collective, que les météo perpétuent encore aujourd’hui. Avec les années, des liens très forts se sont tissés. « C’est comme sur les bateaux, remarque Rémy l’ancien marin. Quand on se retrouve le soir forcément on parle de pleins de choses. On partage notre vie. Quand je dois faire les courses, je fais attention aux goûts de tout le monde, comme dans une famille. On est très différents mais ce qui nous anime, c’est qu’on aime l’observatoire. »
Aujourd’hui, des vents contraires soufflent dans le cœur des amoureux de l’Aigoual. S’ils sont inquiets pour la station météo, ils placent tous leurs espoirs dans le futur centre d’interprétation du changement climatique, dont les travaux débutent cette année. Ce sera le premier en France. Dès l’année prochaine, fini le charme des maquettes et des panneaux en bois réalisés par les météo : place aux bornes tactiles, espaces numériques et écrans géants. « C’est un projet énorme pour une petite communauté de communes comme la nôtre », reconnaît Delphine, même avec le soutien financier de nombreux partenaires parmi lesquels l’État, la région Occitanie et le département du Gard. « L’observatoire a des retombées économiques sur tout le territoire. On espère attirer de nouveaux visiteurs. »
Face aux changements climatiques, la communauté de communes a compris qu’il fallait s’adapter plutôt que subir. Elle a transformé dès 2012 la station de ski de Prat-Peyrot en écostation de pleine nature quatre saisons, en misant sur les loisirs de plein air. Une voie de découverte relie d’ailleurs la station de ski à l’observatoire météo. À son tour maintenant de prendre un nouveau tournant.
Les derniers gardiens de l’Aigoual veillent à ce que le site ne perde pas son âme. « Avant la météo, ce qui intéresse en premier les visiteurs, c’est la vie ici, comment on mange, ce qu’on fait de nos journées… c’est aussi ça qui les fascine, reconnaît Delphine. C’est pour ça que c’est important qu’ils rencontrent toujours les météo. Dans le futur musée, on a tenu à préserver cet échange. La médiation humaine, c’est primordial. » Dans un sourire, Rémy avoue qu’il échange même parfois des recettes de cuisine. « Les gens nous connaissent, on a beaucoup d’habitués qui reviennent chaque été. Ils sont un peu comme chez eux ici. »
Si l’on ne peut qu’y observer la météo, le mont Aigoual est la preuve que l’on peut agir contre les effets dévastateurs du changement climatique. « J’aime les amener devant la fenêtre et leur dire qu’avant, ici, il n’y avait rien d’autre que des cailloux, confie Rémy. C’est grâce à la vision et à la volonté d’un seul homme qu’il y a à nouveau une forêt. Alors, maintenant, à nous de tout faire pour la préserver. »
Georges Fabre, un visionnaire
L’histoire de l’Aigoual est indissociable de celle de Georges Fabre. Encore aujourd’hui, les Cévenols évoquent son nom avec un immense respect. Véritable visionnaire, l’ingénieur a su convaincre à la fois l’administration forestière et la population locale de l’importance de reboiser le massif pour lutter contre l’érosion. Il réussit même à convaincre les armateurs bordelais de mettre la main à la poche, arguant que les alluvions charriés depuis l’Aigoual menaçaient l’activité portuaire ! Avec son ami, le botaniste montpelliérain Charles Flahault, ils vont réussir à planter 68 millions d’arbres mais aussi à construire des routes, des ponts… Mis à la retraite anticipée et forcée en 1909 pour des raisons qui restent obscures, Georges Fabre fait promettre à sa famille et à ses descendants de ne jamais assister à une commémoration en son honneur. Promesse toujours tenue aujourd’hui. En 2011, lors des célébrations marquant le centenaire de sa mort, Jacques Grelu, ingénieur général de l’ONF, a demandé avec force sa réhabilitation.
Cet article a été publié dans le numéro #1 d’Oxytanie, en mai 2019.
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